CHAPITRE VI
« RESTE à mes côtés, dit Tarri tandis qu’ils pénétraient dans le puits Cauzial. Ici tu n’es qu’un primitif.
— Un primitif ?
— Un humain non transformé, si tu préfères. Cela signifie que ta vie ne vaut rien. Contre dix des miens, tu n’as pas une chance, quelle que soit la rage qui t’habite. »
Valrin hocha la tête, bien qu’il fût persuadé que même dix cueilleurs ne pourraient l’arrêter. Cette réflexion passa au second plan lorsqu’il franchit le seuil du puits.
L’issue ouvrait au niveau du plafond, sur un espace circulaire de plus de trois cents mètres de diamètre. Le lac envahissait presque complètement le puits, de sorte qu’il était impossible d’aller plus loin sans emprunter le quadrillage de minces passerelles fixées au plafond, à un mètre environ de la surface huileuse, entre des rails de convoyage d’où pendaient des bennes suintantes de sanies. Celles-ci pouvaient s’ouvrir par en dessous. Elles devaient transporter les feuilles d’algue.
Valrin abaissa son regard vers l’eau trouble. Ses yeux s’étaient accoutumés à la pénombre. Le rameau n’avait pas grand-chose à voir avec une algue banale. C’était une entité végétale complexe avec ses nodules en formation, ses prairies étagées de feuilles ondulantes, ses racines transparentes pareilles à du vermicelle. Le pied était si profond qu’il demeurait invisible. Des habitations posthumaines ressemblant à des cosses allongées s’agglutinaient le long du tronc principal et à la base des rameaux secondaires. Il y en avait des centaines, éclairées par des globes bioluminescents. Valrin aperçut quatre silhouettes qui menaient une sorte de gros crabe bariolé vers un tapis feuillu.
« C’est un ramasseur de pollen, fit Tarri en s’élançant sans hésiter. Le pollen de rameau sert de régulateur de croissance au corail, ceux de la surface nous l’achètent à prix d’or. Les robots nous sont fournis gratuitement. »
Valrin avançait derrière la jeune femme, tâchant d’oublier l’appui précaire que représentait la passerelle.
« Comment se fait-il que Léda Ilknor se soit rendue ici ? demanda-t-il. Comme tu l’as dit, ce n’est pas un puits accessible aux touristes. »
Tarri haussa les épaules.
« Je n’étais pas là quand c’est arrivé. On lui a sans doute donné rendez-vous ici. Ou bien elle a voulu s’encanailler.
— Ce n’était pas son genre. Elle a pu être attaquée par un excité comme Musdene. »
La femme lui décocha un regard acéré.
« Contrairement à ce que tu crois, nous avons un code moral très strict. Ton amie ne risquait rien, à moins qu’elle n’ait délibérément provoqué un cueilleur.
— J’aimerais interroger des témoins. »
Un éclat de rire lui répondit. Tarri avait certainement raison : ce n’était pas un cueilleur qui avait tué Nargess, mais ceux qui détenaient cette fille inconnue, dépourvue d’ongles. De plus, il n’y avait eu aucun enregistrement vidéo de la scène : retrouver des témoins s’avérerait impossible.
Ils changèrent de passerelle, puis Tarri s’arrêta. En dessous se trouvaient des tapis feuillus allant du rouge au jaune, disposés en escalier.
« Le cimetière se trouve sous nos pieds. Quel est le nom gravé sur l’urne ?
— Ilknor. Léda Ilknor.
— Compris. Je ne serai pas longue. En attendant, ne mets la main à l’eau sous aucun prétexte. Les toxines du rameau te tueraient en trois minutes. »
Valrin hocha la tête. Tarri expira tout l’air de ses poumons puis se laissa glisser sous l’eau sans soulever une seule éclaboussure. Valrin la vit couler à pic, les bras le long du corps. Il ne lui fallut que quelques instants pour disparaître.
Il demeura accroupi, attentif aux bruits alentour. À deux cents mètres, un robot chargé de feuilles émergea non loin d’une benne. Celle-ci s’ouvrit par le bas, et Valrin assista au transbordement. Il avait de plus en plus l’impression de perdre son temps. Mais la rage en lui ne vacillait pas. Du coin de l’œil, il aperçut Musdene qui entrait dans le puits. Il se tenait toujours le cou. Lorsqu’il vit Valrin, il plongea et disparut dans les profondeurs.
Deux minutes plus tard, Tarri émergea à trois brasses de la passerelle. Elle portait un cylindre métallique à la main. Gravé sur le couvercle, le nom de Léda Ilknor et la date d’inhumation.
« Recule-toi, que je ne t’éclabousse pas en grimpant sur le bord. »
Elle déposa l’urne sur la passerelle dès que Valrin se fut exécuté.
« Avant de la prendre, essuie-la avec ta manche, prévint-elle.
— Ah, l’eau – c’est vrai. »
Il sortit son couteau de nacre et trancha un carré d’étoffe dans sa chemise. Puis il s’empara de l’urne et paya Tarri, qui prit l’argent sans un mot. Il fit demi-tour. Arrivé au seuil du puits, il se retourna. La femme n’avait pas bougé. Derrière elle, le robot finissait de remplir la benne à algue. Il eut envie de lui demander si son statut de posthumaine était vraiment consenti ou si elle ne faisait que se plier au choix de ses ascendants. Mais il savait ce qu’elle répondrait – vivre en humain relevait-il aussi d’un choix ?
Le retour s’effectua sans incident. Son bras lacéré avait arrêté de saigner. Il ne le faisait presque pas souffrir.
Une bonne excuse pour revoir le docteur Marhaver.
Il regagna le puits Jensen. Dans la rame du monorail, on lorgna avec suspicion vers sa chemise déchirée et son bras enduit de sang coagulé, mais personne n’osa l’aborder. Il alla directement à l’hôpital municipal et demanda un rendez-vous avec le docteur Dormelle Marhaver. Le secrétaire virtuel du hall lui demanda le niveau de priorité.
« C’est une urgence. »
Quelques minutes plus tard, Dormelle Marhaver descendit l’escalier principal. Elle hocha la tête quand elle aperçut l’urne.
« Je ne m’attendais pas à vous revoir de sitôt… »
Il exhiba son bras :
« Mais, cette fois, c’est bien pour moi. »
Elle tiqua en examinant la blessure.
« C’est un cueilleur qui vous a pris en amitié ? fit-elle sur un ton qui n’appelait pas de réponse. J’espère qu’avant il n’avait pas plongé la lame dans de l’eau infectée par l’algue… Ça n’est pas joli, mais j’ai ce qu’il faut. C’est par là-bas. »
Elle le mena jusqu’à une salle de soins pourvue d’un médikit chirurgical, lui ordonna de poser le bras sur la plaque qui se trouvait sous le bloc opératoire puis se plaça devant une console.
« Pas d’os cassé… Un beau coup de lame. La veine humérale est sectionnée net, je parierais que vous avez perdu un bon litre de sang. Le médikit va vous recoller tout ça en moins de deux. Au fait, vous pouvez lâcher l’urne.
— Je suppose que toutes les opérations chirurgicales sont répertoriées ? fit Valrin.
— C’est automatique.
— Dans ce cas, je préférerais que vous vous en chargiez vous-même. »
La vieille femme rit.
« Cela fait longtemps qu’on ne me l’avait pas demandé. Les gens ont plus confiance dans les machines que dans la dextérité humaine… et, la plupart du temps, ils ont raison. Il y a des années que je n’ai pas pratiqué. Vous êtes sûr de vouloir prendre le risque ?
— Oui.
— Bon, c’est vous que ça regarde. Je vais utiliser le médikit comme unité de contrôle. Comme il n’opère pas personnellement – si j’ose dire –, aucun dossier à votre nom ne sera ouvert. »
Elle voulut l’anesthésier, mais il s’y refusa. Elle haussa les épaules, se contentant de marmonner :
« Tant que vous ne me cassez pas les oreilles avec des cris et que vous ne bougez pas, vous êtes libre de refuser. Mais vous êtes prévenu que ça pique. »
L’opération dura un quart d’heure. Malgré son âge, Dormelle procédait avec des gestes sûrs. Elle n’avait pas perdu la main. Elle recolla la plaie, qu’elle consolida avec des sutures organiques.
Puis Valrin lui demanda d’analyser les cendres de Léda Ilknor :
« Je veux être certain qu’il n’y a pas d’indice concernant son origine. Ou un lieu par lequel elle serait passée, n’importe quoi.
— Que voulez-vous qu’il y ait ? Tout est dans le dossier, c’est-à-dire pas grand-chose. Vous êtes acharné, vous !
— Mais vous allez le faire. »
Elle attrapa l’urne.
« Uniquement parce que vous m’avez rendu un peu de ma jeunesse en vous opérant ! »
Elle lui fit signe de le suivre. Ils remontèrent un couloir, prirent à gauche puis à droite, entrèrent dans une grande salle aux allures de débarras. Un laborantin en blouse jaune clair mangeait un sandwich, l’œil rivé à un écran qui retransmettait un match de sport en impesanteur. Des hommes bondissaient d’appui en appui, à la poursuite d’une balle pourvue de crochets. Sous l’image défilaient des enjeux de paris.
« Saloperie… lâcha-t-il en les voyant arriver. Encore vingt équors de perdus. Je comprends pourquoi on appelle ça la balle-folle : ça rend les parieurs dingues !
— Désolée pour toi. J’ai une analyse à faire maintenant. Tu m’accordes un créneau ?
— Hein ? C’est la première fois que tu me le demandes.
— Il faut un début à tout. »
Il posa un regard torve sur Valrin. Celui-ci détourna le regard – il était inutile de l’effrayer. Le laborantin haussa les épaules.
« D’accord. Un quart d’heure. Le temps pour moi d’aller boire un thérouge.
— Tu le mettras sur mon compte », lança Dormelle en le regardant s’éloigner.
Elle ouvrit l’urne et étala un échantillon de cendres dans le compartiment d’un microscope. L’appareil était couplé à un analyseur d’images, un spectrographe et divers instruments d’affinage.
« Voyons… dit-elle. Je lance l’analyse. »
Un compte à rebours de cinq minutes s’afficha sur l’écran. Puis un rapport le remplaça. Âge probable du sujet, trente-quatre ans. Sexe féminin, race blanche.
« Vous voyez qu’il n’y a rien à signaler, fit Dormelle. Qu’est-ce que vous espériez trouver ?
— Refaites une analyse avec un autre échantillon. Il faut passer toutes les cendres au crible. »
La doctoresse haussa les épaules et obéit. Nouveau rapport, négatif.
« Il reste assez de cendres pour une dernière analyse », fit Valrin.
Dormelle ne songeait plus à protester. Pendant qu’elle surveillait la progression de l’analyse, elle dit :
« Tout à l’heure, je n’ai pas pu m’empêcher de vous observer pendant l’opération. À deux reprises, je vous ai fait mal. Votre bras a eu un spasme, bien qu’atténué. Mais votre visage… rien. Or vous n’avez pas de ces câblages neuraux qui suppriment la douleur, le médikit l’aurait détecté. Quel genre d’homme êtes-vous ?
— Ne cherchez pas à en savoir plus, Dormelle. Je vous apprécie trop pour vous vouloir du mal. Quand nous nous séparerons, vous ferez comme si vous ne m’aviez jamais rencontré. D’accord ? »
La vieille femme cligna des paupières en guise d’assentiment. Le rapport s’afficha. Mais, cette fois, une ligne clignotait. Elle la commenta à mi-voix.
« Il y a une spore non répertoriée dans la base de données résidente.
— Une spore ?
— Cette sorte d’étoile épineuse à douze branches, là… Ce n’est pas étonnant, certaines peuvent résister à la chaleur d’un four crématoire. Je lance une recherche sur les téléthèques. Cela va prendre trois minutes. »
Mais le laborantin, déjà, revenait. Valrin fit faire à Dormelle une copie de l’image de la spore. Puis il jeta les cendres dans un évier du laboratoire et les évacua. Dormelle le regarda.
« J’ignore si je dois vous souhaiter bonne chance, dit-elle en le dévisageant une dernière fois, ou souhaiter bonne chance à ceux que vous poursuivez. »
Il ne lui dit pas au revoir. Il revint au niveau de la surface, se brancha sur un terminal public puis chargea l’image de la spore. Il contacta Admani pour lui demander d’effectuer une recherche anonyme sur les téléthèques. Le résultat arriva par canal sécurisé :
> Ce grain de pollen provient d’une plante d’Hixsour. Il s’agit d’un parasite de l’oxmose, communément appelé buisson-vinaigre.
L’oxmose était l’une des quelques plantes génétisées universellement réputées : les colons s’en servaient depuis le début de l’Expansion pour préparer les sols indigènes à la culture. L’oxmose extrayait les substances nuisibles à la germination du chivre et les brûlait dans de microscopiques chaudières organiques, en dégageant une odeur qui lui avait valu son surnom de buisson-vinaigre.
« L’oxmose pousse sur des milliers de planètes, fit remarquer Valrin.
> Le parasite, lui, ne pousse que sur Hixsour.
— Dans ce cas, je vais sur Hixsour. Quels sont les vols ?
> Il n’y a pas de vol direct pour Hixsour à partir d’Es-B Mori.
— Fais-moi la liste des points de transit possibles. »
Admani les lui fournit après deux secondes de recherche.
Gagné par l’excitation, Valrin claqua dans ses doigts. Parmi eux se trouvait un nom qu’il avait déjà entendu auparavant : Ast Nuvola. L’un des onze systèmes solaires visités par Nargess, d’après la recherche d’Admani.
Ça y est, la piste reprend.
« Sous quel nom Nargess s’est-elle rendue sur Ast Nuvola ?
> Son nom était Malkia Harrison.
— Bien. Peux-tu me réserver le prochain vol pour Ast Nuvola ?
> J’aurai besoin d’un approvisionnement d’argent.
— Je m’en occupe. »
Il lui donna la suite de chiffres permettant de récupérer la somme puis le nom sous lequel l’enregistrer. Admani réserva une place dans un orbiteur faisant étape à Ast Nuvola. Il devait arriver d’ici trois jours et rester quarante heures, le temps de remplir ses réservoirs d’hydrogène.
« Qu’est-ce qu’il transporte ?
> Fret brut : algue, nacre et chivre. Produits manufacturés : sacs de gélatine polymère musculaire et pièces de rechange pour drones. Passagers : sept cent douze.
— Bien. Je te recontacterai après l’embarquement. »
Il interrompit la ligne. Pendant quatre jours, il erra d’un puits à l’autre, dormant sur les sièges des stations de monorails afin de ne laisser aucune trace dans un hôtel ou une pension. Quand il revint en surface, un module d’atterrissage de l’orbiteur était à quai et l’embarquement avait commencé. Valrin subit un test sanguin, une douche bactéricide et une purge de sa flore microbienne. On lui passa un bracelet d’identification, puis il fut autorisé à monter à bord par un boudin souple de deux cents mètres de long, tendu entre le sas du module d’atterrissage et le quai d’embarquement. Un membre d’équipage l’accueillit dans un sas d’entrée puant le désinfectant. Ce n’était pas une de ces pieuvres posthumaines adaptées à l’impesanteur comme il y en avait beaucoup dans les vaisseaux ou les spatiocénoses. Deux bras, deux jambes, de conformation et longueur normales.
« Ça va, vous n’avez pas retenu votre respiration dans le tube ? s’enquit-il.
— Comment ? »
L’employé eut un sourire forcé.
« Cela arrive à peu près une fois sur deux, expliqua-t-il. Parfois même, des gens s’évanouissent dans le boudin de liaison parce qu’ils ont marché en apnée, et on est obligé de les récupérer… » Il brandit un stylo optique. « Votre poignet, s’il vous plaît. »
Après le contrôle, l’employé lui indiqua un étroit corridor menant à une salle garnie de sièges. Un quart d’entre eux étaient occupés. Il y avait des hommes d’affaires, des colons, et même quelques pèlerins en robe blanche et pad d’ordinateur au poignet. Valrin alla s’asseoir et s’endormit. Ce fut la sirène du départ qui le réveilla.
Le module se hissa au moyen de fusées à combustible en orbite basse où attendait l’orbiteur trans-Porte, un cargo-mât de cinq cents mètres de long. Une torche ionique, reconnaissable à son caisson Larmor où était généré le plasma, renflait chaque extrémité ; des potences grêles hérissaient le mât tous les cinquante mètres, délimitant les points d’attache de grands conteneurs en quinconce. Les quartiers d’habitation pressurisés occupaient l’espace de six conteneurs, au niveau du premier tiers inférieur. Ils tournaient autour du mât, générant une pesanteur artificielle équivalente à celle d’Es-B Mori.
Le module alla s’encastrer dans une nacelle située entre deux conteneurs. Sitôt les ceintures débouclées, les passagers furent acheminés dans une salle zéro-g en forme de croissant, d’où rayonnaient des coursives d’accès aux quartiers d’habitation. Une odeur d’air en conserve, mille fois refiltré, frappa les narines de Valrin. Ce devait être le même sur tous les orbiteurs, songea-t-il. Une hôtesse attribua les chambres en piochant des plaques au hasard dans un sac. Une dizaine de passagers protestèrent avec énergie : ils se présentèrent comme des Pèlerins des Vangk et souhaitaient avoir des chambres voisines des adeptes qui se trouvaient déjà à bord.
« Si personne ne s’y oppose, les calma l’hôtesse, je ne vois pas pourquoi je vous le refuserais. »
Valrin gagna sa chambre, un compartiment cubique muni d’une couchette en mousse, d’un bloc sanitaire zéro-g et d’un terminal de téléthèques. Un diffuseur de parfum en porcelaine pendait à une vis à demi sortie du mur au-dessus de la couchette ; une photo, laissée par un des précédents occupants, y était fixée : une sorte de chien rouge grand comme un cheval, attelé à une carriole en osier ; derrière, une jeune femme au visage hilare, qui faisait mine de claquer les rênes.
Valrin arracha la photo et la déchira. Puis il contacta Admani et lui ordonna d’acheter trois armes à feu ainsi que des explosifs, qui devraient être déposés dans une consigne de l’astroport d’Hixsour. Admani l’informa des poursuites judiciaires qu’il encourait mais obtempéra.
Une heure après l’amarrage du module d’atterrissage, un jet de plasma défléchi par un canal magnétique fut éjecté de la torche arrière de l’orbiteur, et le long vaisseau accéléra vers la Porte de Vangk. Celle-ci suivait Es Moravi à dix-huit millions de kilomètres. Ce qui constituait une impossibilité théorique car, pour se maintenir sur la même courbe orbitale, la Porte aurait dû soit se trouver à soixante degrés avant ou après la position d’Es Moravi, à cent trente millions de kilomètres environ, soit graviter autour de la planète… Mais les Portes n’en étaient pas à une aberration près.
Il fallait deux semaines pour l’atteindre et une femto-seconde pour sauter jusqu’à la Porte du système solaire visé.
Manger en cabine n’était pas autorisé, de sorte que Valrin se retrouva au réfectoire, sous la salle de jeu. Comme toutes les parties communes, le réfectoire avait été aménagé pour pouvoir être utilisé en basse pesanteur : poignées et mains courantes aux murs, carreaux rugueux destinés à offrir une prise aux mocassins velcro que tous devaient porter. Les tables, elles, étaient clipées dans le plancher. Un endroit plein de couleurs, d’accents exotiques et de courtoisies passe-partout.
L’hôtesse qui avait accueilli son groupe prit place au côté de Valrin. Sur l’écusson de son uniforme était inscrit son prénom : Jude. Elle était jolie malgré ses yeux noirs sans beaucoup de profondeur, avec un petit nez retroussé sans doute naturel et une auréole de cheveux roux retenus par une résille d’impesanteur. Au début, elle sembla apprécier qu’il ne lui fasse pas d’avances et mange sans prononcer une parole. Indifférent à son entourage, le regard de Valrin allait de sa barquette autochauffante à l’écran mural convexe qui montrait alternativement des portions de l’orbiteur et des matches de balle-folle rediffusés.
Jude était née sur un monde désigné sous le curieux nom d’Austria Major-Major. Elle avait passé un doctorat d’astronomie dans une station située sur la ceinture quasi solide qui entourait Austria, où elle s’était prise de passion pour les théories sur l’origine et la destination des Portes de Vangk. Pour être acceptée dans le cercle restreint des sommités de l’astronomie, on lui avait vivement conseillé de subir des interventions chirurgicales d’adaptation morphologique à l’espace. Une sorte de rite de passage. Elle avait refusé. L’exclusion avait été sans appel, et elle s’était retrouvée hôtesse sur un orbiteur. Ce qui était un sort enviable, avoua-t-elle à Valrin. Ses théories sur les Portes n’auraient de toute façon jamais pu être infirmées ni validées : ces artefacts étaient devenus tabous après la fermeture définitive, des siècles plus tôt, de trois Portes que des savants avaient tenté de forcer dans l’espoir de percer leur fonctionnement. Sur trois mondes, quelque part, une poignée de colons malchanceux vivaient séparés du reste de l’univers humain. Dieu seul savait ce qu’ils étaient devenus. Depuis, personne n’avait osé récidiver. Les Vangk permettaient aux hommes d’utiliser leurs passages, mais pas de les étudier.
« Il faudra attendre le dernier jour avant que la Porte de Vangk soit visible au télescope de l’orbiteur, dit-elle en interceptant le regard de Valrin en direction de l’écran mural. Elle mesure un kilomètre et demi, mais, d’ici, ce n’est même pas encore un grain de poussière. »
Elle parlait bas car les Pèlerins des Vangk étaient à la table voisine. Ils portaient tous une robe blanche et ample à manches évasées, au dos de laquelle étaient inscrits des symboles ésotériques. L’un d’eux arborait une toque rouge et les autres l’appelaient « révérend ». Un pad d’ordinateur enveloppait leur poignet ; contrairement à beaucoup de confréries religieuses, la leur ne semblait pas cultiver la technophobie.
« La Porte, elle ressemble à un anneau, n’est-ce pas ?
— Un anneau d’un kilomètre et demi de diamètre, oui. Tout ce qu’on sait des matériaux qui le composent, c’est qu’ils sont très lourds et imperméables même aux neutrinos. On conçoit les Portes comme l’entrée et la sortie de couloirs de shunt espace-temps, des trous de ver de longueur zéro. Leur masse énorme est probablement due à la matière étrange qui les constitue. Elles se comporteraient comme des plans singulaires, des discontinuités dans notre univers. Quand un vaisseau passe au travers, la Porte ouvre une brèche dans l’interface qui sépare cette dernière du Multivers. C’est dans ces interstices que s’effectuent les voyages. Voilà sans doute pourquoi les Portes se tiennent éloignées des puits gravifiques ; apparemment, il faut que l’espace-temps soit relativement “plat” à l’endroit où elles se trouvent, si l’on admet que les Portes ajustent des coordonnées de départ à celles d’arrivée. Calculer un saut revient à faire coïncider deux trous d’épingle sur une nappe ; au niveau des trous, mieux vaut que la nappe ne fasse pas de plis et qu’elle ne soit pas trop gondolée…
— Le Multivers, vous avez dit ? »
Elle eut un geste vague.
« C’est ainsi qu’on l’appelle, bien qu’on n’ait aucune preuve de son existence réelle et que je doute fort qu’on puisse en avoir une un jour. Le Multivers serait l’espace primal, infiniment vide et froid, où n’existent que des ondes ; à l’origine, notre univers ne serait qu’une fluctuation quantique plus importante de ces ondes, qui aurait formé une bulle et se serait détachée.
— Un peu comme dans une boisson gazeuse ? »
Jude le fixa avant de pouffer.
« Grossièrement, oui, on peut dire ça. Une bulle d’énergie qui a enflé, puis a engendré notre univers en éclatant. Les Pèlerins sont persuadés que les Vangk résident dans le Multivers, hors du temps. Comme si notre univers, avec ses quatorze milliards d’années-lumière d’épaisseur, n’était pas assez vaste…
— Mais c’est possible ? »
Elle eut un geste d’irritation.
« Possible… Alors disons que c’est très, très improbable. Comment – et pourquoi diable – les Vangk vivraient-ils dans un univers où les constantes cosmologiques sont certainement différentes ? Ça n’aurait aucun sens.
— Dans ce cas, pourquoi les Pèlerins y croient ?
— Ha ! La réponse est contenue dans votre question : ils croient. À mon avis, les Pèlerins ont détourné une hypothèse scientifique pour se fabriquer un paradis. Ce n’est plus de la science mais du mythe, et là-dessus je ne suis pas compétente pour en discuter. J’ai une formation scientifique, cela veut dire qu’on m’a appris à observer et à raisonner. Pas à méditer sur le sens de la vie. »
Si tant est qu’elle en ait un, semblait ajouter l’inflexion de sa voix.
Elle expliqua que l’interface entre la bulle-univers et le Multivers avait été imaginée comme un espace à dix dimensions spatiales, seulement troublé par le bruit de fond ondulatoire du chaos originel et le grondement de fontaines négatives des trous noirs supermassifs existant au centre des galaxies. Ouvrir une brèche dans cette interface nécessitait une source d’énergie que seuls plusieurs soleils étaient capables de produire. On ignorait d’où les Portes la tiraient. Selon certains chercheurs, les Vangk auraient maîtrisé la production massive de particules supersymétriques dont les Portes constitueraient des focalisateurs, permettant, à une échelle macroscopique, de transformer les coordonnées d’espace et de temps.
Jude, quant à elle, avait longtemps adhéré à la théorie des vortons confinés, agrégats hyperénergétiques que l’univers primordial avait cristallisés dans les premières secondes de son existence. Aujourd’hui, avec plusieurs dizaines de sauts à son actif, elle n’était plus sûre de rien. Qu’un saut fasse une année-lumière ou vingt kiloparsecs, le passage était instantané et rien ne prouvait qu’il nécessitait plus d’énergie.
Elle regarda Valrin de biais avant d’ajouter :
« C’est la première fois que vous traversez une Porte ? D’habitude, je repère les novices en la matière, mais cette fois je me suis trompée. Vous avez l’air si blasé qu’on dirait que vous avez voyagé toute votre vie.
— À partir de maintenant, je vais beaucoup voyager.
— J’ignore pourquoi et je ne tiens pas à le savoir. Tout ce que je sais, c’est que j’ai envie de coucher avec toi. »
Auparavant, il aurait été désarçonné par une proposition aussi franche. Il n’avait jamais été confiant en son physique et n’avait pas, à sa connaissance, suscité un quelconque intérêt de la part du sexe opposé.
« D’accord », dit-il simplement.
Ils se rendirent dans le compartiment de Jude. Elle sortit une flasque et l’agita.
« C’est fait à partir de pnéophyte macéré, une plante de recyclage d’air. Ça peut s’avérer toxique, mais il n’y a pas un astéroïde qui n’ait sa cuvée maison. Goûte… Qu’est-ce que tu en penses ?
— C’est immonde.
— Mais ça fait soixante degrés d’alcool. Il n’y a rien de mieux. »
Tout en parlant, elle se déshabilla. Valrin se regarda faire l’amour. Une partie de lui-même trouvait ces gesticulations un peu grotesques, une dissipation d’énergie inconsidérée au vu du résultat. Était-ce cela, le moteur de l’humanité ? Il n’avait accepté que par curiosité, afin de voir si son organe parvenait à fonctionner sans autre chose que le souvenir mécanique qu’il en gardait. Et il fonctionnait plutôt bien, à en juger par l’enthousiasme de sa partenaire. Mais il n’en retira aucune satisfaction, sinon celle de constater qu’il maîtrisait son nouveau corps à la perfection. Il pouvait isoler le plaisir et le rendre inoffensif, tout comme la douleur. C’était pareil.
Le lendemain, la séance se termina brutalement.
« C’est la dernière fois qu’on le fait ensemble, dit-elle en lui lançant ses vêtements.
— Pourquoi ? Je n’ai pas été à ton goût ?
— Tu as été parfait. Une machine bien huilée. Seulement, tu aurais dû éviter de me regarder. J’aurais ignoré que tu te trouvais à des années-lumière. Je n’aurais jamais imaginé compter aussi peu dans un tel moment.
— Explique-toi », dit-il doucement.
Mais elle secoua la tête.
« T’expliquer ? Autant essayer de faire manger du foin à un chark.
— Hein ?
— Un prédateur, sur ma planète… Laisse tomber. Je suis désolée si je t’ai froissé.
— Tu ne m’as pas froissé.
— Je sais. Bon sang, je ne t’ai même pas froissé ! »
Par la suite, ils firent comme si rien ne s’était passé. Du reste, Valrin s’était trouvé une occupation qui lui prenait le plus clair de son temps. Pendant les deux semaines qui les séparaient de la Porte de Vangk, il s’entraîna intensément dans la salle de balle-folle. L’un des dix membres d’équipage avait fait partie d’une force d’intervention, il accepta d’apprendre à Valrin les rudiments du combat dans le vide. Au douzième jour, Valrin lui démit l’épaule et ils durent arrêter.
Le lendemain de cet incident, il entra dans le réfectoire. À l’autre bout, Jude lui fit signe de venir à sa table. Valrin s’assit et elle lui montra l’écran mural du réfectoire.
« Si tu voulais voir la Porte de Vangk, la voilà. »